Tyrannie en marche Peuple souverain Ubu roi...

19 mai 2023 voixsanspapiers

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Tyrannie en marche
Peuple souverain
Ubu roi président

« La tyrannie en marche », ainsi, le 12 septembre 2017, quatre mois après le début du nouveau mandat présidentiel de l’époque, avions-nous titré le numéro 16 de la Voix des sans-papiers.

Ce titre avait fait tordre le nez à plus d’un lecteur, certains l’avaient trouvé exagéré. Mais aujourd’hui c’est autre chose ; aujourd’hui, avec les déchaînements de violence, aux champs comme dans les villes, des bandes armées de l’État de police, ce choix d’antan n’a pas besoin, pour se justifier, d’aller chercher ses raisons chez les raisons d’un Aristote, d’un Machiavel, ou d’un Pascal. L’hubris du pouvoir politique, sa démesure monstre, la « violence de l’excès » (public) contre tout ce qui bouge et qui vit, bref, le déploiement envahissant de cette hubris du tyran, tout cela s’étale, purement et simplement, sous nos yeux : impardonnable aux yeux du monde et des millions et millions de personnes défilant dans les rues contre la tyrannie solidifiée, en acte.

Aujourd’hui, des mots tels que « tyran », « tyrannie », et autres semblables, n’apparaissent plus exagérés à aucun de ces hommes et femmes indignés et révoltés. Ces mots viennent et reviennent sur toutes les lèvres, dans toutes les têtes, car ils correspondent à ce que pense à l’unanimité cette multitude innombrable en mouvement, la mort dans l’âme, après le dégoût et l’indignation. Après l’écœurement. Car il y a là comme un œil souverain haut perché, de maître, un souverain dédain du « bas » peuple. Il y a là ce à quoi ces masses d’humains flairent l’insomniaque oiseau de nuit et de proie ; ce à quoi des grévistes « surexcités » devinent (et s’ingénient à repousser à coups de « casserolades », charivari et huées à la mesure du personnage) le solitaire ubique dieu en herbe, incarnation et condensé des arrogances et provocations sans bornes, des crimes sans scrupules, sans remords, d’un Père Ubu guignol monstre, et menteur et volage, fait président de France, et insaisissable, immuable comme un petit grand dieu entouré de son petit Olympe de petits sous-dieux esclaves : pas un homme né d’une femme mais d’une frasque de dieu terrible honni et aimé.

L’ironie du sort veut que ce fantôme est le même homme malin à qui le (nommé par lui) petit sous-chef et actuel ministre de l’Intérieur tenait naguère ce langage : Et bonjour, Monsieur du Président, que vous êtes joli ! Sans mentir, si vous êtes élu, « loin d’être le remède d’un pays malade, vous serez au contraire son poison définitif »... Or, quand bien même ce serait tout à fait ça, un demi-dieu tout de même : à lui seul le monde entier, tout un monde au bas mot. Géant du moment, de l’histoire au présent... N’est-ce pas là cette puissance de l’ombre qui, à longueur d’année, se plaît à fantasmer sur sa toute-puissance souveraine vacillante, légitimée dans ses passions particulières (caprices, faims dévorantes, fantaisies et à-peu-près incongrus, dans son petit égo suractif) par l’exercice exorbitant, exclusif, de l’État de police ? – État d’agression permanente (voir par exemple nos numéros 18 et 19), État de malfaisance et de guerre sociale, de « légitime » violence contre l’illégitime « peuple souverain » de France ?

Jeune lecteur, sans doute connais-tu, ne serait-ce que par ouï-dire, la pièce Ubu roi (juin 1896) d’Alfred Jarry, diable de jeune homme et fameux « vieux » dramaturge anar, ou du moins « libertaire » ; et peu importe que ce soit de lui ou non le texte (« plaisanterie potachique ») : car « Ubu roi », dans la mécanique idéale de l’histoire intemporelle, impersonnelle, si on peut dire, et même illusoire et dérisoire, mais, à tort ou à raison, politique, du théâtre moderne, indique moins un texte d’auteur que l’invention d’une forme ad hoc (adéquate) de « théâtre total » : théâtre d’action dans l’absolu (puisque tout, et surtout les mots, y est action, action forte, et avant tout l’inaction, de même qu’en « politique »), comme art et arme (un « tout » de dispositifs d’« art guerrier ») aptes à arracher le pouvoir étatique hors de ses palais et arcanes ténébreux et à le traduire, chargé des pires crimes et noirceurs, d’inouïs carnages, et pourtant volage, devant le tribunal de la justice et de la conscience publiques, à le révéler tel qu’il est en effet en le passant sur scène avec sa « vie » réelle (raison de mort par l’État et de l’État) métaphysique et abstraite, mais plus concrète, à souhait, que le réel.

Son « drame » fut « adonc » présenté au public, une première fois, en décembre de la même année 1896, par des comédiens de chair et d’os (que Jarry voulait suspendre à des ficelles comme des marionnettes) du parisien Théâtre de l’Œuvre, ce qui déchaîna l’alors fameuse « bataille d’Ubu roi », et le scandale ; puis repris, en 1898, à Paris, au Théâtre des Pantins, justement, cette fois.

Or il ne faudrait surtout pas oublier le climat public de la période, l’air qu’on y respirait : air et climat de transition sociale et politique, de guerre sociale ouverte. C’était, d’un côté, la « belle époque » bourgeoise (et, s’agissant de la gent de lettres parisienne en particulier, il fallait l’épater comme il fallait « épater le bourgeois ») ; et, de l’autre, les attentats anarchistes, les ouvriers esclaves surexploités, organisés dans les « syndicats révolutionnaires » naissants (grèves, sabotages, « action directe », etc.) : notamment, depuis 1895, dans la CGT. Hideuse époque, aux yeux de beaucoup : si lointaine et si proche de la nôtre.

Moins jeunes lecteurs, vous avez sans doute, comme moi, eu la chance de naître sous une meilleure étoile, dit-on : l’étoile « post » : post-épater-le-bourgeois, post-belle-époque hideuse. Félicitations ! mais non sans avoir constaté d’abord qu’avec toute votre chance, vous voilà bien coincés, hélas ! vous voilà acculés, en amateurs parfaits, à jouer de malchance, quand vous allez au théâtre persuadés d’entrer au guignol grand-ubuesque. Pourquoi cela ? Oh mais, parce qu’entre-temps : guerre de 14 ; entre-deux-guerres ; fascismes ; stalinismes, et tout le tremblement ; parce que : État de guerre permanent ; deuxième guerre mondiale ; État de guerre politique permanente et « culturelle » ; et... et ça va... ça suffit à la fin !

Stop ! l’avant-gardisme politique et culturel... en voilà assez du « terrorisme intellectuel » ! – qu’on vous lance à la figure... – Mais qui ? Mais les très officiels, super-ministériels terroristes d’État et volages... Et y-en-a-marre ! circulez ! y-a-rien-à-voir !

Oh ! là là là !... voilà pas, à la place du vieil avant-gardisme suranné, le post-avant-gardisme « post-moderne » et nouvellement « avant-gardiste » porté aux nues... valetaille culturelle, État culturel en puissance (et déjà en acte), main dans la main avec l’État-valetaille-constitutionnelle, et... – et ainsi de suite, etc. etc., et patati et patata.

Là ! Oyez déjà les premières voix discordantes, d’où d’aigus premiers aboiements se détachent : « Valetaille culturelle » ! qu’est-ce à dire ? sinon qu’on se moque là de la culture haute, institutionnelle !... et « constitutionnelle », de surcroît !... Quelle exagération ! sans queue ni tête ! – Et, en dedans, mon propre aboiement mental et coi : Ah bon ? exagération ? sans queue ni tête ?... ma foi non, je n’exagère pas. Voyons voir.

« La culture d’abord », vous pensez bien. Je ne vais donc pas m’y prendre en abstracteur de quintessence, en savant théoricien du « post-culturel », mais m’y mettre juste le temps de frapper avec mon bâton de pèlerin migrant les trois coups d’usage au théâtre...

« Acte premier. Scène première. Père Ubu : Merdre ! »... – Et voilà l’ubique « signal » lâché. Et vous voilà, nous voilà sur scène à Paris en 1896 comme par enchantement : « suspendus à un fil » comme les « grandes marionnettes » de Jarry, ô combien visionnaire, ô combien réaliste. Et, je vous parie, vous et moi en train déjà de les questionner ; et de l’ouïr, lui, s’entretenir avec finesse, avec passion lucide, d’Ubu roi et d’elles, ses marionnettes, créatures pensées, imaginées, entrevues, fignolées par lui... et nul doute sur la teneur de leurs et de ses mots sans ambages : « L’action se passe... Nulle Part » ; et ce Nulle Part n’est point une utopie (négative non plus), un non lieu quelconque, au contraire. Il « est partout, et le pays où l’on se trouve, d’abord. C’est pour cette raison qu’Ubu parle français. » Tant il vrai qu’« il finit par se faire nommer maître des Finances à Paris »... (Sans commentaire)

Au vu des extraits ci-dessous (encadré) de la première d’Ubu roi, l’insistance de Jarry sur deux éléments clés de sa conception de la pièce apparaît nette et répétée, toute particulière. Pour faire bref : d’abord le Nulle Part de l’action, accompagné de la précision qu’il n’en est pas un, mais bien son exact contraire, ce Nulle Part étant partout (= présence, réalité universelles, donc intemporelles) ; et puis, le fort accent mis sur les marionnettes en tant que marionnettes, conçues en elles-mêmes, en leurs âmes de marionnettes, personnages à part entière, non substituts d’humains (ou plutôt, en l’espèce : les humains substituts des pantins). Ajoutez les masques (et faces de cartons des acteurs ainsi dépersonnalisés), et l’on aura un cadre aussi complet que possible pour l’essentiel.

À priori, rien que de « potachiquement » outrancier dans Ubu roi : rien que la personnalisation extrême de la « soif de pouvoir » de toute institution et avant tout de l’État. Mais, derrière, le lecteur a sans doute deviné déjà le grand dessein de Jarry : la « marionnettisation » à outrance (si on peut dire) de l’État. Ubu et consorts sont des pantins types : néants d’humanité même par en bas, ils ne tiennent qu’à un fil, inaptes à tout s’il n’y a pas derrière eux quelqu’un qui, de l’extérieur, tire les ficelles. Quelqu’un qui peut aussi bien être quelque chose – d’intériorisé, d’absolu et d’abstrait : l’institution école (« culture scolaire » potachique) ou les métaphysiques « cultures » d’État, par exemple.

Rien de cela (ou presque) dans les comptes rendus, commentaires, glanures d’images de scène sur internet. Et, par exemple, les plus « audacieux » (appréciés) metteurs en scène ne semblent jamais avoir eu que le souci de « contextualiser » Ubu roi : soit (devant pourtant le mot de Jarry : « pas honorable de construire des pièces historiques ») de le remettre à sa place dans le passé, soit (plus souvent) dans le « contexte » de notre temps « post-moderne » reconnaissable aux fripes kitsch des comédiens sur scène. Dans les deux cas, plus rien de Jarry, sauf son nom à l’affiche. Mais pire encore lorsqu’on vise à comprimer le texte d’Ubu roi dans un « intérieur bourgeois » type : pour y faire éclater à huis clos le violent conflit qui couve en dessous entre « passions primaires » (l’homme Ubu) et « civilisation » (nous, public « civilisé »), alors que chez Jarry c’est tout le contraire : mise en scène, jeu et masques des acteurs servent à les rendre « bien exactement l’homme intérieur et l’âme des grandes marionnettes ». Ce n’est nullement la psychologie des individus qui est en jeu, mais, exactement, l’âme intérieure des « grandes » marionnettes d’État !

Force est de le constater : la grande « culture » (d’État) est, au théâtre comme ailleurs, affaire de marionnettes (et c’est pourquoi Jarry les qualifie de « grandes ») : incapables, par formation, par intérêt, d’imaginer un temps « post-État » et « post-culture ». Les féaux et aficionados de cette culture-là ne veulent, ne peuvent que vouloir, non tant un Ubu roi assagi, domestiqué, qu’un Ubu roi détourné, maté, retourné sens dessus dessous et devant derrière.

Venons-en donc au larbinisme constitutionnel. Après la « crise algérienne » de 1958 (« coup d’État » des généraux français d’Alger) ; après que le général De Gaulle eut été proclamé « sauveur de la patrie » et chef du gouvernement, ce qu’en vieux renard il sut « exploiter » pour enterrer « le régime des partis » de la IVe république et se faire rédiger une constitution nouvelle ad hoc (Ve république actuelle) ; après cela, une fois le danger de « guerre civile » passé, et le temps de la paix civile revenu, qui – parmi les présidents et gouvernements suivants – a su, ne disons pas abroger, mais alléger les mesures les plus lourdement illégitimes d’une constitution fille de l’illégalité et de la rébellion de militaires voyous, et dont l’article 3 établit que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » ? – Référendum qui, comme l’ont bien montré les récents fastes du 49.3, s’il n’est pas d’initiative gouvernementale est quasi impossible à obtenir. Telle est la volonté « légale » d’une caste politique dirigeante qui craint la liberté d’expression de son « peuple souverain » par-dessus tout. Partie intégrante de la constitution (en préambule, comme dans celle de 1946), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : les articles 2 et 3 y déclarent que parmi les « droits imprescriptibles » il y a « la résistance à l’oppression » (lire : l’insurrection contre les abus du pouvoir), et que « nul corps [politique, administratif], nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane [de la nation-peuple] expressément ».

Que l’on considère maintenant le moment choisi par notre Ubu roi président pour faire passer ses lois au nom du « peuple souverain » de France et contre lui. De son point vue, c’était le moment le mieux choisi, le mieux venu : celui qui fait le plus de mal (lassitude des corps et des âmes, après-Covid et guerre d’Ukraine, crise énergétique, vie chère et changement climatique...). Et, de plus, typique de « l’homme moral et normal » (dixit Jarry superbement). Car il y a bien une morale politique du tyran. Telle est la sienne. Et, sans la haute complicité servile du Conseil dit constitutionnel, cela n’aurait jamais été.

ENCADRÉ

Extraits du programme distribué et de la conférence prononcée par Jarry à la première d’Ubu roi, 10 décembre 1896.

... Le rideau dévoile un décor qui voudrait représenter Nulle Part. [...] L’action se passe en Pologne, pays assez légendaire [...] pour être ce Nulle Part. [...] Nous ne trouvons pas honorable de construire des pièces historiques. Nulle Part est partout, et le pays où l’on se trouve, d’abord. C’est pour cette raison qu’Ubu parle français. [...] Monsieur Ubu est un être ignoble, ce pourquoi il nous ressemble (par en bas) à tous. Il assassine le roi de Pologne (c’est frapper le tyran [...]), puis étant roi il massacre les nobles, puis les fonctionnaires, puis les paysans. Et ainsi, ayant tué tout le monde, il a assurément expurgé quelques coupables, et se manifeste l’homme moral et normal. [...] Il déchire les gens parce qu’il lui plaît ainsi. [...] Il finit par se faire nommer maître des Finances à Paris. [...] Où [il se trouve] face aux faces de carton d’acteurs qui ont [... osé se] vouloir impersonnels...

... Il a plu à quelques acteurs de se faire pour deux soirées impersonnels [...] enfermés dans un masque, afin d’être bien exactement l’homme intérieur et l’âme des grandes marionnettes. [...] Si marionnettes que nous voulions être, nous n’avons pas suspendu chaque personnage à un fil, ce qui eût été [...] pour nous bien compliqué...

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