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Roman Chalbaud, le cinéma-peuple du Venezuela
par Thierry Deronne
Publie le mercredi 25 juillet 2012 par Thierry Deronne - Open-PublishingRevoir aujourd’hui « El pez que fuma » et « La oveja negra » côte à côte sert d’abord à se rappeler que rien ne peut naître de rien et qu’il serait vain d’étudier la révolution bolivarienne sans pouvoir remonter le temps. A tous ceux qui parlent aujourd’hui, au Venezuela, la langue familière du socialisme, du vivre-ensemble, du pouvoir populaire, le vaste cinéma abandonné de « La Oveja Negra » ou le grand bordel du « Pez que fuma » parlaient déjà de cumbes (1) dont les habitants posent les règles de l’amour, de l’argent, se cherchent dans les corps et dans les âmes. Espaces de vie où on veut rendre un sens aux mots dans l’interminable danse qui les relie tous hors du centre et de la seule lumière, et dont les habitants finissent par se défendre les armes à la main si l’autorIté se fait menaçante. La porte déroulante du cinéma vide ou le portail de fer du bordel, les personnages en connaissent la valeur : c’est leur propre peau.
Un jeune couple s’étreignant en un éclair, la caméra s’éloignant au bout de quelques secondes pour nous montrer que la guitare n’est pas « off » mais grattée à deux mètres par un témoin inspiré qui se met lui aussi à faire l’amour à sa partenaire… C’est dans ce cinéma vide, en ruines, que naît l’anti-novela-bourgeoise, loin des murs de carton aveugle d’une classe moyenne croyant au bonheur d’être seule au monde. Le cinéaste vénézuélien Chalbaud sait que la raison humaine se retrouve dans la disparition des cloisons, dans les persiennes traversée par des yeux, des bras, des mains qui se cherchent et se touchent, toujours prêts à aller plus loin. De main en main, il noue la famille et ses rôles, mère protectrice, jeune fille enceinte, hommes violents ou simples reproducteurs, devin chauve lecteur de cartes, chiens assis à table pour dévorer patiemment un gigot, avec pour témoin le perroquet amazonien perché sur l’épaule. Tous ne prennent que ce qui est nécessaire à la vie, à ce qui doit survivre envers et contre tout, s’appuyant sur les béquilles de la magie afro-indigène-européenne, fuyant le présent étouffant, vers l’horizon humain. Avec les réserves infinies de patience de ceux qui scrutent le pouvoir depuis ses frontières, et ont appris à le déchiffrer pour qu’un jour…
D’autres baisseraient les bras mais le peintre de la danse des femmes et des maquereaux, en cinéaste de son peuple, a su voir cette marche : à travers le mirage de la Venezuela Saudite des années 70 et la modernité factice de la piscine de l’Hilton et des avions pour Miami, jusqu’au fond du cinéma abandonné où la vie se réfugie dix ans plus tard quand le « vendredi noir » boursier a fait s’effondrer la monnaie nationale, prélude aux mutineries de la faim, au « Caracazo » de 1989, au massacre ordonné sans hésitation par la social-démocratie. « Les étoiles.. les étoiles… pourquoi nous ont-elles abandonnés ? » s’écrie le cartomancien, roi nu, avant un carnage de la police, avant un cri d’accouchement et d’effroi sur fond de feux d’artifices de noël.
La grande famille de Chalbaud a pris une décision : mieux vaut mourir qu’abandonner notre plaisir. Même dans cette nuit qui tombe, elle continue à aimer : le portrait à l’huile de la grande bourgeoise partie se faire opérer à Paris, éveille un vague sentiment chez l’esotérico, conseiller spiriruel de la famille de voleurs, robins des bois et autres mandrins venus de tout le Venezuela qui se partagent, de cambriolage en cambriolage, les biens de cette aristocrate, son champagne, ses divans à revendre d’urgence au contrebandier, et les murs d’encyclopédies Britannica.
Un cinéma qui voit pour le peuple, un cinéaste qui n’a jamais trahi : ses personnages vous poursuivent à la sortie pour vous donner à penser, vous aimer, parfois contre votre volonté. Un cinéma vénézuélien : irréductible a son image.
A 81 ans, Chalbaud continue à écrire, à tourner. “Jamais le cinéma et le théâtre n’ont connu une telle force, un telle productivité. La création de la Villa del Cine a joué un rôle essentiel, tout comme la création d’un distributeur comme Amazonia Films. Avant, le Venezuela n’avait pas de distributeur ou de producteur soutenu par l’État, ce qui limitait fortement notre travail comme cinéastes. La Cinémathèque, autrefois baptisée nationale, mais en réalité de Caracas, est aujourd’hui présente partout dans les régions. Quand j’ai montré mon film « Caïn adolescent » dans les années 50, il n’a duré qu’une semaine en salle et fut immédiatement retiré, à défaut d’une loi qui protège la diffusion du cinéma national. Les distributeurs et exploitants de salle ne montraient aucun intérêt pour un « produit » qui ne rapportait pas au box-office. Cependant, avec les films que nous avons réalisés, nous avIons prouvé que les gens pouvaient s’intéresser à un autre cinéma. Quelle meilleure preuve que ce qui se passe aujourd’hui ? Les gens sont impatients de regarder notre histoire, de connaître notre culture, notre façon de penser, ce qui s’est passé dans les années 70 , lorsque nous avons commencé à faire des films comme « Cuando quiero llorar no lloro », « La quema de Judas », « Cangrejo », « Macu », « Más allá del silencio ». Ce qui se passe aujourd’hui prouve que le public a toujours été intéressé par ce cinéma.”
Pour Chalbaud, une autre clef du renouveau est le sauvetage et la réhabilitation de théâtres ou de cinémas tombés en ruine : “Sans aucun doute, l’État a sauvé de nombreux espaces comme le Théâtre Municipal, le Théâtre Principal, le Théâtre de Catia et le le Junin, pour n’en nommer que quelques-uns. C’est essentiel pour consolider les arts de la scène et, même à l’Est de Caracas (zone oú vivent les secteurs les plus aisés), on fait plus de théâtre que ce qu’on a fait jusqu’ici. Nous devons transmettre la culture chez les enfants en âge précoce. Si ces enfants deviennent acteurs, scénaristes et réalisateurs, ils cesseront d’être de simples spectateurs et considèreront l’art d’un point de vue différent ».
En juillet 2012 Roman Chalbaud est en pleine pré-production d’un film écrit par l’historien Luis Britto García, « Le pied insolent » qui raconte une partie de la vie de Cipriano Castro. L’histoire remonte à 1899, quand Cipriano Castro descend des Andes et arrive quelques mois plus tard à Caracas, où il prend le pouvoir. Le film narre notamment l’an 1902, “l’irruption de cuirassés britanniques, allemands, néerlandais et italiens qui bombardent Caracas, Maracaibo et Puerto Cabello, à cause d’une dette extérieure contractée par le pays”, l’attitude nationaliste de Cipriano Castro, son célèbre discours sur « le pied insolent de l’étranger qui a osé fouler le sol sacré de la patrie », qui donne son titre au film.
« Ce n’est pas un être exceptionnel, il ne faut pas croire que tout ce qu’il a fait fut parfait mais il faut souligner ce nationalisme, la façon dont il s’est battu contre les forces étrangères, contre cinq empires, son exemple est révélateur “.
En ces jours de juillet l’infatigable Chalbaud met en scène au Teatro Principal la pièce « Jolie Poupée », elle aussi de la plume du dramaturge vénézuélien Luis Britto García, une histoire vraie qui se déroule sur fond de trois moments historiques : le coup d’Etat militaire contre le général Isaias Medina Angarita en octobre 1945, le renversement du président Romulo Gallegos en 1948 et l’arrivée au pouvoir du général Marcos Pérez Jimenez en 1958, jusqu’à sa chute. “La fable parle d’une jeune fille qui tua son ami parce qu’elle avait perdu son honneur et qu’il l’avait abandonnée et se moquait de lui. Elle devint à l’époque un symbole pour les jeunes femmes parce qu’elle avait sauvé leur honneur.”
Thierry Deronne,
Avec Iralva Moreno /AVN
(1) Territoires libérés où se réfugiaient les esclaves en fuite pour réinventer un autre monde.
http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/07/20/roman-chalbaud-le-cinema-peuple-du-venezuela/