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La face cachée de la réussite turque : 3 – Le monde du travail à la peine

par Marie-Anne

Publie le mercredi 30 juillet 2014 par Marie-Anne - Open-Publishing
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Le modèle sur lequel repose la fragile « réussite » turque est basé sur les exportations et le bas coût de la main-d’œuvre Pour parvenir à ce résultat, le parti islamiste actuellement au pouvoir, l’AKP, a institué la précarisation des salariés et multiplié les entraves à l’émergence des mouvements revendicatifs. Le coût humain de ces politiques est considérable : la catastrophe minière de Soma -301 victimes officielles- n’est que la partie émergée de l’iceberg. Mais le mouvement ouvrier, malgré la répression, s’exprime dans des luttes tenaces. Le feu couve sous la cendre.

L’offensive contre les travailleurs

Chômage et précarisation

Malgré des performances économiques spectaculaires, le chômage est considérable en Turquie. Il s’est aggravé en 2008 et conserve depuis des taux élevés. Il atteint actuellement 20% dans la tranche des 15-24 ans. Le nombre de chômeurs est officiellement de 2,88 millions, mais compte-tenu des pertes d’emplois dans le secteur officiel, il est estimé à 5 millions de personnes, pour une population active de 27 millions1.

Ce poids du chômage exerce une pression sur le marché du travail : il contraint les personnes sans revenus à accepter n’importe quel travail dans n’importe quelle condition, y compris le travail non déclaré. On ne peut qualifier de « travail clandestin » une forme d’emploi très répandue dans certains secteurs comme la construction.

Le travail des enfants est relativement répandu, dans les familles pauvres du pays. Un rapport officiel estime que 292.000 enfants entre 6 et 14 ans sont employés. En 2013, dans la tranche d’âge des 6-17 ans, 59 furent victimes d’un accident mortel du travail.

Enfin, les conditions d’emploi sont largement dégradées par un large recours à la sous-traitance, aux agences de main-d’œuvre et aux sociétés écrans. Ces pratiques ne concernent pas que le secteur privé. Ainsi la Direction générale des autoroutes fait travailler par une société intermédiaire environ 10.000 personnes. En 2011, la Cour suprême a rendu un arrêt déclarant cette situation illégale. Mais depuis aucun des ministères concernés n’a fait le moindre pas pour tenir compte de ce jugement : la situation perdure à l’identique.

Suite à la vague d’émotion qui a parcouru le pays après l’accident minier de Soma, le premier ministre Erdogan rencontre les syndicats pour discuter des amendements à apporter à la législation sur le contrat de travail. Le rapport entre la sécurité et l’emploi en sous-traitance a été mis en exergue, les autorités publiques ont été accusées de passivité, et même de connivence. Loin de répondre aux attentes des travailleurs, le projet de loi, selon les syndicats, facilite le recours aux formes de travail « atypiques » : contrats courts, temps partiels, travail en « indépendants », à la fois dans le secteur public et le secteur privé. Pour la confédération des syndicats du secteur public (KESK) l’application du projet de loi tel qu’il est actuellement conçu équivaudrait à une « loi martiale » : L’article 82 du projet de loi permettait au gouvernement de licencier des fonctionnaires et de faire fi des arrêts des tribunaux ordonnant la réintégration de travailleurs de l’État injustement licenciés. Et par ailleurs le gouvernement refuse de s’attaquer au système de sous-traitance et de sociétés écrans.

Tentative pour museler l’action syndicale

Le droit du travail, et en particulier la législation encadrant l’activité syndicale, est particulièrement restrictif. La possibilité pour un syndicat d’exister officiellement dans une entreprise et de négocier avec l’employeur est soumis à un seuil. Auparavant, il devait rassembler 10% des effectifs de l’entreprise. Cette condition étant rarement remplie, les syndicats gonflaient le chiffre de leurs adhérents pour pouvoir représenter le personnel. Ce seuil a été ramené à 1%, mais il sera dorénavant établi par l’organisme de Sécurité sociale. Ce chiffre paraît à priori plus raisonnable, mais il ne concerne que les travailleurs déclarés d’une part, et de l’autre il faut prendre en compte la pression qui peut s’exercer sur les travailleurs syndiqués. Ces obstacles aboutissent à ce que moins de 300.000 salariés du privé bénéficient d’un accord collectif.

Nombre d’employeurs tentent d’ailleurs d’étouffer dans l’œuf l’action revendicative en licenciant les militants qui tentent d’implanter un syndicat dans l’entreprise, malgré la conformité des démarches juridiques et la mobilisation des salariés. Le producteur turc de supports publicitaires « M&T Reklam » a ainsi licencié 45 syndiqués. Leur campagne d’adhésions qui avait permis au syndicat d’obtenir du ministère du travail la reconnaissance officielle de sa représentativité pour négocier avec l’employeur. La direction de l’entreprise exerce un chantage auprès des salariés, menaçant de fermer les deux sites de production s’ils rejoignent le syndicat, arguant de sa fragilité financière pour refuser le principe de la négociation. « M&T Reklam » travaille pour des clients aux États-Unis et dans divers pays d’Europe, ce qui facilite le soutien du syndicalisme international, qui a lancé une campagne de popularisation et de solidarité. Les exemples de ce genre abondent. Ces pratiques patronales bénéficient d’un climat qui leur est favorable et ne sont de fait limitées que par les rapports de force que peuvent parfois réussir à leur opposer les salariés.

Certains secteurs parviennent à rejeter toute forme d’organisation ouvrière. C’est le cas de la démolition navale ; la Turquie se place en 4ème position mondiale dans ce domaine. Environ 25 entreprises, situées dans la région d’Izmir, se consacrent à cette activité. Des communautés locales et des ONG, notamment Greenpeace, tentent d’y introduire des organisations collectives, mais font face à une résistance acharnée du patronat. La Turquie devrait appliquer les consignes réunies dans le document de l’Organisation internationale du travail, intitulé ‘Sécurité et santé dans les travaux de démolition de navires : Principes directeurs pour les pays d’Asie et la Turquie’, datant de 2004. Destinés aux employeurs et à l’autorité publique, il constitue une synthèse des normes à respecter dans l’exercice de cette activité. Mais les autorités turques ne s’intéressent guère au respect du droit du travail dans ces entreprises. La quiétude de leurs dirigeants est à peine troublée quand des accidents mortels du travail surviennent suite au mépris des règles élémentaires de sécurité.

Le gouvernement a partie liée avec les employeurs qui maintiennent aussi bas que possible la rémunération du travail. L’inculpation de militants syndicaux sous les motifs les moins justifiés sont une des concrétisation de ce soutien. Le recours à des lois d’exception en est une autre.

Plus de 5.800 salariés des dix usines de verrerie de Şişecam se sont mis en grève le 23 juin 2014, demandant une augmentation de salaire et l’amélioration de leurs droits. Les propositions de l’employeur paraissent insuffisantes aux salariés qui décident de prolonger leur grève.

Le 25 juin, le gouvernement décide le report de la grève pour 60 jours, au motif … qu’elle porte atteinte à la santé publique et à la sécurité nationale.

Les recours entamés par les syndicats, jusqu’au conseil d’État, n’ont pas remis en cause la décision du gouvernement. Les démarches des travailleurs vont se poursuivre devant l’Organisation internationale du travail.

L’impunité patronale

La répression des travailleurs a pour pendant le laxisme envers les employeurs coupable de négligences criminelles. Cette complicité du pouvoir est responsable des niveaux élevés d’atteintes à la santé et de décès de travailleurs dans le pays.

Erdogan a promis de faire de sont pays l’une des dix premières puissances d’ici 2023 ; le secteur de la construction est l’un des moyens de parvenir à cet objectif. Depuis dix ans, près de 600 milliards de dollars ont été investis dans de nouvelles constructions et la surfaces consacrée aux projets fonciers a été multipliée par cinq. Le magnat turc de la construction, Ali Ağaoğlu, fait construire dans le centre d’Istanbul un complexe immobilier pharaonique, intitulé Maslak 1453. Plus de 2000 ouvriers y travaillent par l’intermédiaire de sociétés de main-d’œuvre. Le 27 mai un ouvrier a été mortellement blessé. Les filets de protection n’étaient pas en place et il n’y avait pas d’ambulance stationnant à proximité du chantier comme la législation le requiert. Ağaoğlu a bien été interrogé dans le cadre d’une enquête pour des faits de corruption, un tribunal a jugé que le chantier devait être arrêté, rien n’y fait : les travaux continuent comme avant, et Ağaoğlu n’a pas été inquiété.

En mars 2012, onze travailleurs avaient péri dans l’incendie des tentes qui leur servaient de dortoir lors du chantier du centre commercial du parc de Marmara, à Istanbul. Les inspecteurs ont relevé moult violations des règles de sécurité : défauts dans l’installation électrique, manque de sorties de secours et d’extincteurs... Aucun responsable n’a été mis en cause. Mais un rapport d’expert présenté à l’audience a imputé une « responsabilité seconde » aux travailleurs qui avaient disposé des matelas en mousse à côté de la porte d’entrée... L’usage des tentes fut interdit suite à ce drame ; mais le syndicat de la construction dénonce leur usage maintenu et banalisé, dans des conditions dangereuses, en fréquent surpeuplement.


L’hygiène et la sécurité sacrifiée

Fréquence des accidents mortels

En 2013, le nombre des tués au travail s’élève à 1235.

2013 est une année dans la « moyenne » ; durant la dernière décade, ce sont 11.706 personnes qui ont perdu la vie au travail. 97% de ces accidents sont considérés comme ayant pu être évités, si les mesures d’hygiène et de santé appropriées avaient été prises.2

En moyenne, 172 accidents du travail ont lieu chaque jour, dont quatre sont mortels et six entraînent une incapacité définitive de travail. En 2007, selon Eurostat, le taux d’accident mortel pour 100.000 travailleurs est de 12,3 alors que la moyenne européenne est de 2,1.

Les accidents touchent en premier lieu les travailleurs temporaires sous-payés et sans couverture sociale. Et les chiffres officiels n’enregistrent pas les accidents dans le secteur informel, où la formation des travailleurs et le respect des règles de sécurité sont particulièrement négligés. Ils sont donc sous-estimés. Le discours gouvernemental sur les progrès accomplis dans ce domaine doivent donc être fortement relativisés

Le secteur de la construction en tête des accidents
Les travailleurs sont exposés aux risques dans le secteur de la construction, du fait du délai dans lequel les entreprises s’engagent à terminer les chantiers, au plus bas coût possible, dans un contexte de concurrence exacerbée. Les bas salaires de ce secteur s’accompagnent de longues journées de travail et de l’insuffisance des équipements de protection. Les chutes prédominent dans les accidents mortels : elles n’auraient pas eu lieu si les ouvriers avaient disposé d’harnais de protection. Le vaste recours aux entreprises de main-d’œuvre est l’une des causes du déclin de la sécurité et de l’hygiène sur les lieux de travail.

Mines : les catastrophes ne servent pas de leçon
L’accident survenu à la mine de Soma (ouest de la Turquie), le 13 mai 2014, prouve que les enseignements n’ont pas été tirés des précédentes catastrophes, notamment celles de Zonguldak (270 morts en 1992, 30 en 2010). La catastrophe de Soma a fait officiellement 301 victimes.

Pour soutenir son expansion économique, et réduire sa dépendance au gaz russe, la Turquie mise sur son charbon. La privatisation de l’exploitation des mines en 2004 a été un bon moyen d’abaisser le coût du travail, les exploitants ayant largement recours aux sociétés écrans pour embaucher les travailleurs des mines. Depuis, les conditions de travail se sont largement détériorées et les accidents se sont multipliés : la Turquie compte 7,2 morts par tonne de charbon produite, soit cinq fois plus que la Chine. (3) Les installations de sécurité sont sacrifiées. Des galeries profondes avaient été fermées par l’exploitant public car le travail y était jugé trop risqué ; de surcroît elles sont difficilement accessibles pour les secours en cas d’accident. Les exploitants privés les ont réouvertes : ce sont des migrants syriens, qui n’ont pas le choix, qui y descendent. La survenue d’accident ne déclenchent pas d’enquête publique systématique ; il se dit par ailleurs que les responsables des mines sont prévenus en temps utile de la visite d’inspecteurs. De façon très cohérente, la Turquie n’a pas ratifiée la convention de l’Organisation internationale du travail sur le travail dans les mines.

Les liens entre l’AKP et la Soma holding, propriétaire de la mine où la tragédie a eu lieu, sont bien établis. Cette entreprise a investi dans le secteur minier à la faveur de la privatisation qui a eu lieu au début des années 1990. Soma pourvoit l’AKP en sacs de charbons qui sont distribués durant les élections locales. Les distributions de charité sont un des meilleurs outils du parti au pouvoir pour s’assurer de soutiens parmi les pauvres. Mais la Soma profite également largement du soutien du gouvernement. Les députés AKP ont refusé la proposition de l’opposition de mener une enquête parlementaire sur les conditions de travail dans la mine quinze jours avant l’accident.

Le dirigeant de l’entreprise s’était vanté de faire passer le coût de la tonne de charbon de 130/140 $ la tonne à 23,80 $.. Et la holding Soma a réalisé des bénéfices qui lui ont permis d’investir dans l’immobilier et la construction à haut rendement à Istanboul.

Les dirigeants de Soma ont été contraints de reconnaître que la mine ne disposait d’aucun espace prévu pour protéger les mineurs des émanations de monoxyde de carbone, à l’origine de la mort de la plupart des victimes ; un rapport sur l’origine de la catastrophe a pointé l’absence de détecteur de ce gaz. Des techniciens avaient informé leur hiérarchie de l’état de délabrement de l’installation électrique, à l’origine de l’explosion initiale.

Une vague de colère secoue le pays, attisée par les déclarations provocatrices d’Erdogan, les brutalités de son entourage et celle de la police. Les 10.000 mineurs de la zone de Zonguldak -où la sécurité ne s’est pas améliorée- ont observé 24 h de débrayage : les patrons leur retirent deux jours de salaire. Depuis d’autres mineurs ont payé de leur vie cette extraction du charbon à moindre coût.

La palme du cynisme revient peut-être aux avocats de la SOMA Holding qui ont déclaré que la somme demandée en compensation par les proches des victimes rendrait la catastrophe « désirable » pour les autres familles.

Les maladies professionnelles ignorées

L’accident, de par sa brutalité, ne peut être méconnu ; le recensement, même en sous-estimant largement le phénomène, place la Turquie largement au-dessus de la moyenne européenne.

Il en va tout autrement des maladies professionnelles, dont l’existence est systématiquement niée par les employeurs. Et quasiment absente des statistiques : leur taux officiel en Turquie est cette fois 30 fois inférieur à la moyenne européenne.... Le pays admet lui-même qu’il faudrait multiplier les données officielles par 500% pour approcher la réalité. Une nouvelle loi a été introduite en 2012 : elle ne produit pas de résultats tangibles.

Un médecin avait alerté les responsables d’une usine chimique sur les dangers des produits utilisés. Il lui fut signifié que la reconnaissance des maladies professionnelles des salariés nuisaient aux intérêts de la société. La Sécurité sociale pourrait demander la prise en charge du diagnostic et du traitement, les salariés ou leur famille pourraient exiger des dédommagements, et la réputation de l’entreprise serait entachée. Si ce médecin continuait (à faire son travail...) la direction ne pourrait expliquer la situation aux propriétaires de l’entreprise... Le médecin alerta le ministère du Travail et de la Sécurité sociale, et fut en conséquence licencié. Le dit ministère dépêcha 6 mois après une enquête, qui conclut à la nécessité de réintégrer le médecin du travail. Mais ne s’inquiéta nullement de l’utilisation maintenue des mêmes produits toxiques, au détriment de la santé des salariés.

La résistance de la classe ouvrière

Cette résistance est à comprendre dans le contexte de répression et de limitations de l’exercice du droit syndical. Les moyens mis en œuvre pour limiter l’influence des syndicats -dont la pression sur les salariés pour qu’ils n’adhèrent pas- conduit à une chute des effectifs ; ceux-ci auraient fondu de près de 40% ces dernières années. Certaines organisations syndicales, faute de force suffisante, pour sauver leur existence et celle de leur appareil, tombent dans la dépendance vis à vis de l’employeur dont ils cautionnent les pratiques, au détriment des salariés dont ils ne défendent plus les intérêts. Ce fut le cas à Soma ; les dirigeants syndicaux ont été violemment pris à partie par les travailleurs, et également tenus responsables de la catastrophe du fait de leur compromission avec les dirigeants de la mine. Cette situation est cependant loin d’être générale. Le mouvement ouvrier turc s’est forgé dans la répression et a l’expérience de la confrontation dans des contextes difficiles.

L’histoire et la mémoire

Le mouvement syndical en Turquie cultive la mémoire de son histoire et de ses affrontements, souvent sanglants, avec le pouvoir. La commémoration du massacre de dizaine de manifestants sur la place Taksim le 1er mai 1977, et dont la responsabilité n’a jamais été éclaircie en est l’épicentre.

Longtemps interdite, la manifestation du 1er mai sur la place Taksim fut brièvement autorisée en 2012 par le pouvoir actuel. Mais l’équipe au pouvoir pris peur face aux risques de cristallisation du mécontentement populaire à cette occasion, à l’exigence de vérité sur les événements de 1977, et en 2013 et 2014 la manifestation fut à nouveau interdite.

Certains syndicats décidèrent de passer outre ; depuis cette occasion se transforme en épreuve de force. La répression entraîne de nouvelles manifestations de protestation, et en 2013, le gouvernement menace de faire appel à l’armée si les forces de police ne réussissent pas à contenir les manifestants, déclare illégal l’appel à la grève générale lancée le 17 Juin 2013. Les manifestations ont tout de même lieu, dispersées au canon à eau dans les principales villes du pays et la police procède à des centaines d’arrestations.

Le scénario se répète en 2014 ; il en résulte de nombreux blessés mais aussi des arrestations et des poursuites judiciaires.

Les luttes

Elles sont multiformes. Elles peuvent prendre l’aspect de batailles juridiques, comme celle de l’association « Familles en quête de justice » qui se battent pour que la lumière soit faite sur la mort de leurs proches et que les responsables soient traduits en justice. Depuis deux ans, elles tiennent un rassemblement mensuel en plein Istanboul, pour faire connaître leur combat et signifier qu’elles ne l’abandonneront pas.

Ces luttes peuvent être spontanées, comme celles d’ouvriers employés à la construction du 3ème pont d’Istanbul et qui n’ont pas reçu de salaires depuis plus de quatre mois. De plus ni les véhicules ni le matériel ne sont adaptés aux travaux d’excavation qu’ils doivent effectuer. Ils bloquent l’accès au pont et refusent de reprendre le travail. L’entreprise sous-traitante qui les emploie dit attendre le règlement d’un autre chantier pour pouvoir les payer... L’entreprise maitre-d’oeuvre, issue d’un constructeur turc et de l’italien Astaldi, a promis de les payer, mais du fait d’un obscur désaccord avec le sous-traitant, le règlement n’a toujours pas eu lieu. Erdogan a imposé au constructeur 2015 comme date limite pour l’achèvement du pont, mais selon les ouvriers même 2016 apparaît un horizon optimiste4.

Les luttes peuvent déboucher sur la relance de l’activité par les anciens salariés. Les propriétaires de l’usine textile de Kazova ont cessé l’activité en janvier 2013, sans rien verser des droits dus à leurs salariés laissés sur le carreau. Ils ont disparu une nuit, après avoir dévalisé le stock, l’équipement et brisé les machines qu’ils ne pouvaient emporter. Onze travailleurs ont entamé la résistance en plantant leur tente en face de l’usine. Les salariés sont encouragés à lutter par le climat qui règne alors à Istanboul. Ils participent à des marches de protestation organisées tous les samedis avec d’autres salariés réclamant leurs droits et leurs salaires impayés. Le 1er mai, la police les disperse à coup de gaz lacrymogènes et de canon à eau. Le 28 juin, encouragés par l’occupation du parc Gezi, ils décident d’occuper leur usine. Le 10 novembre, le tribunal ordonne aux anciens propriétaires de remettre les machines aux ouvriers, en dédommagement des salaires non versés. Depuis ils ont ouvert un centre alternatif et une boutique de détail, avec le slogan « Des chandails abordables pour le peuple ». Et fabriquent des maillots pour les équipes de football du pays basque et de Cuba...

Dans la fonction publique, les personnels sont vent debout contre la privatisation qui menace tant la sécurité de leurs emplois que le service rendu au public. L’hôpital, gagné par les règles marchandes, fait passer la loi du profit avant l’accès de tous à des soins de qualité. L’école est menacée également, et en particulier les 40.000 directeurs d’école du pays qui devraient passer sous la coupe des élus locaux.

Les luttes qui obtiennent des résultats les plus significatifs sont le fait d’entreprises ou de secteurs concentrant un nombre suffisant de salariés pour opposer un rapport de force à la hauteur de la résistance patronale, après une confrontation qui s’inscrit dans la durée. Elles bénéficient souvent d’un soutien international. Après deux ans et demi d’action syndicale, l’entreprise de transport DHL cède et signe un accord qui améliore le sort de milliers de salariés : droit à la sécurité sociale, embauche directe de 750 travailleurs, encadrement strict de la sous-traitance, augmentation de salaire de 32% à 46%. Les syndicats allemands, néerlandais, néo-zélandais de la multinationale se sont mobilisés.

Des résultats non négligeables ont également été obtenus dans le textile. En 2012, les salariés de l’entreprise Texim - qui produit des vêtements pour Hugo Boss et Pierre Cardin – gagnent après quatre mois de lutte la réintégration de salariés mis à pied et le paiement des jours de grève. Depuis 2010, le syndicat du textile TEKSIF a mené une campagne de syndicalisation et a été en mesure de résister aux changements imposés par l’employeur, à l’origine des mises à pied. L’organisation internationale IndustriALL soutenait cette lutte. En 2013, c’est un accord de branche que signe TEKSIF avec le groupement patronal de l’industrie textile, après un long bras de fer et une grève une grève de 12.000 ouvriers, affectant 30 parmi les plus importants des producteurs de textiles et de vêtements. Un contrat de trois ans a été conclu, apportant des améliorations dans la rémunération des salariés.

Une autre organisation internationale, Uni Global Union, a apporté un soutien décisif à la constitution d’un syndicat dans le secteur du gardiennage. De 800 adhérents, en novembre 2013, à 7000 aujourd’hui, le syndicat obtient le taux de 1% imposé par la loi turque, pour collecter des cotisations et faire campagne pour sa reconnaissance. Près de 200.000 travailleurs turcs sont employés dans le secteur du gardiennage (G4S, Securitas, ISS et Loomis). Uni a financé l’action de quatre coordonnateurs des 200 militants qui se sont investis dans ce travail de syndicalisation.

La situation est donc ouverte en Turquie. Le chômage, les formes d’emplois « atypiques », les restrictions au droit de s’organiser, la répression pèsent lourdement sur les mobilisations. De l’autre un mouvement ouvrier conscient de lui-même sait arracher des concessions significatives quand les circonstances sont favorables. Jusqu’à quand le pouvoir de l’AKP, atteint par les scandales, pourra-t-il contenir la colère ?

1 En 2012

2 http://bianet.org/english/labor/153890-70-workers-killed-on-the-job-in-february

3 Selon un rapport produit en 2010 par la Fondation pour la recherche sur les politiques économiques turques

4 Ce pont, le troisième qui doit relier les rives européenne et asiatique d’Istanbul, est décidément le pont de tous les désaccords. Nouveau projet pharaonique du régime (le plus long du monde, à huit voies...) il est critiqué pour les atteintes à l’environnement, pour la façon dont on traite les objets historiques exhumés lors des travaux, et par la communauté alévie. En effet Erdogan projette de lui donner le nom du sultan Selim Ier, responsable de massacres à l’encontre cette communauté.

Le libéralisme est un totalitarisme

Messages

  • 57 centimes euros de l’heure. C’est ce que gagnent les ouvriers immigrés sur le chantier du stade d’al-Wakrah, l’une des nombreuses installations sportives qu’érige le Qatar en vue de la Coupe du Monde 2022.

    C’est le quotidien britannique le Guardian, qui travaille depuis plusieurs mois sur les conditions de vie des travailleurs étrangers au Qatar, qui a révélé l’information mercredi 30 juillet. Ses journalistes ont pu consulter les fiches de paie de la centaine de travailleurs, pour la plupart venus du Népal, du Sri Lanka et d’Inde, qui construisent l’enceinte de 40.000 places.

    Celles-ci révèlent que les ouvriers s’échinent parfois 30 jours d’affilé sans repos pour à peine 6 euros la journée, alors que le mercure grimpe à près de 50 degrès.

    Pratiquement meme salaire , meme oppression , meme exploitation ouvriere en Iran des mollah au Pakistan ,a Dubai , au Bangladesh